Médias du monde: la Turquie

Découvrez les paysages médiatiques de la planète Terre à travers ce petit voyage dans les médias du monde. Cet espace devient votre rendez-vous régulier avec les journaux, radios et télés d’ailleurs, par l’œil du lecteur, l’oreille de l’auditeur et le regard du spectateur comme si vous y étiez. Suivez le guide d’un bout à l’autre de la planète médias en espérant vous divertir par les mots, les sons et l’image déclinés dans toutes les cultures.

85 millions de téléspectateurs pour une sitcom, le rêve de tout producteur : ça se passe en Turquie et le phénomène déborde des frontières au grand dam de pays islamistes bien moins tolérants…

Un stand de presse à Marmaris

Un stand de presse à Marmaris (Photo: Cyril Fussy)

Par Cyril Fussy

La Turquie joue un rôle central entre l’Occident et le Proche-Orient, un pays dont il convient de dépoussiérer les vieux tabous pour le comprendre. L’influence du pays d’Atatürk s’étend non seulement d’un point de vue géopolitique mais aussi stratégique (militairement) et encore culturel. Pays complexe, la Turquie est tiraillée entre une partie de sa population proche des mouvements conservateurs, comme le parti fortement nationaliste AKP au pouvoir pour un 3e mandat consécutif – un record – et une partie beaucoup plus progressiste principalement concentrée à l’ouest du pays mais aussi à Istanbul où se trouvent tous les studios de télévision.

Les médias jouent un rôle bipolaire en Turquie, un pays classé 148e par Reporters sans Frontières (cliquez ici) dans sa dernière liste de la liberté de la presse dans le monde et qui a encore tout à prouver. De très nombreux quotidiens nationaux se contentent de faire passer la voix du gouvernement avec le consentement résigné des lecteurs, mais d’autres adoptent un ton plus libéral et moins politique en apparence. C’est le cas du « Posta », un journal extrêmement populaire qui publiait récemment une affiche de film assez anodine représentant deux écolières alors que le grand quotidien « Zaman », proche du gouvernement  ultra conservateur, publiait la même affiche avec un ourlet Photoshop ajouté à la jupe d’une des deux écolières… Les gazettes locales s’en sont amusées à peu près autant qu’en France lorsqu’on a nous-mêmes censuré les affiches anodines du film « Les Infidèles »…

La presse en Turquie

Capture d'écran - Presse turque

L’Occident aime considérer la Turquie comme une nation abrutie par ses traditions et sous influence islamiste : c’est bien mal connaître ce pays qui a résisté aux invasions française, italienne, arménienne et grecque pour défendre sa souveraineté. La laïcité est répandue et farouchement défendue en Turquie depuis le souhait du père fondateur Mustafa Kemal, surnommé « Atatürk ». Le 1er novembre 1922, Atatürk renversait le Sultan et instaurait ensuite la séparation entre la pouvoir politique (le sultanat) et le pouvoir spirituel (le califat).

Ainsi la Turquie adopte une certaine liberté de ton dans sa culture qui suit  le chemin de sa progression économique fulgurante. Le phénomène des feuilletons télévisé a, par exemple, pris une ampleur considérable et étend son influence bien au-delà, jusque dans les pays arabes de la région. Certains réseaux choisissent de diffuser ces feuilletons dans des pays arabes nettement moins tolérants que la Turquie,  dans lesquels plusieurs tabous brisés par les feuilletons turcs seraient même punissables de la peine de mort… Parmi eux : les relations amoureuses avant le mariage, l’avortement ou la consommation d’alcool. Certains mollahs de la ligne dure ont d’ailleurs conseillé à leurs ouailles de ne pas les regarder et menacé de peine de mort les responsables de télévisions qui diffuseraient ces feuilletons turcs.

Capture d'écran

Muhtesem yüzyil (Le siècle magnifique)

« Gümüs » (qui signifie « Argent », le métal) est devenu une véritable sensation au-delà des frontières en plus d’être la série la plus regardée en Turquie. L’épisode final a concentré au total 85 millions de téléspectateurs (voir le reportage de Reuters en anglais ici) devant leur poste, un phénomène à rapprocher du Superbowl, le seul show à pouvoir dépasser les 100 millions de téléspectateurs aujourd ‘hui, mais qui réalisait ce genre d’audience il y a à peine trois ans. La moitié des femmes des pays arabes du Proche-Orient a regardé un feuilleton dans lequel hommes et femmes sont traités sur un plan d’égalité. De quoi remuer certaines mentalités. Autre phénomène, le feuilleton « Muhtesem yüzyil » (Le siècle magnifique) est une retranscription historique des mœurs de l’Empire Ottoman à son apogée, au XVIe siècle, sous le règne de Soliman le Magnifique (Süleyman Ier). Les femmes y briguent le pouvoir et la légendaire tolérance du sultan, qui régnait sur le destin d’une vaste partie du monde allant du Proche-Orient à l’Europe, y est largement traitée au grand dam des islamistes des pays arabes qui voient maintenant débarquer le feuilleton extrêmement populaire en Turquie sur leurs écrans. Un autre feuilleton, « Binbir Gece » (Les mille-et-une nuits) prend de l’ampleur sur les écrans en peignant le portrait de la prodigieuse croissance économique de la Turquie au-delà des tabous.

Cem Ceminay

Cem Ceminay (via Twitter - DR)

L’impertinence des programmes turcs se retrouve encore dans la voix de Cem Ceminay, immense star de la radio et producteur incontournable, spécialiste de la blague téléphonique qui n’hésite pas à annoncer à un père que sa fille est enceinte (suprême déshonneur) ou à un vendeur de DVD que son stock de contrefaçons va être saisi… Son programme radio satirique sur les rencontres lesbiennes en ligne (Jade) fait fureur et a de quoi énerver quelques pays voisins plus à l’est.

Cette influence de la Turquie moderne est largement ignorée chez nous. Jalousie, peur ou une combinaison malsaine de méconnaissance et de xénophobie ? La Turquie est bien plus qu’une carte postale du Grand Bazar d’Istanbul sur fond de plages ensoleillées. C’est la meilleure chance, aux portes du Proche-Orient, de voir progresser les mentalités dans cette région et l’exemple qu’un pays à majorité musulmane est capable de gagner à la fois le pari de sa croissance tout en acceptant l’évolution de ses mœurs.