Aussi vive que chaleureuse, Adèle Van Reeth est l’esprit affûté et bienveillant qui tient la barre des Chemins de la Philosophie sur France Culture. Cette Capitaine Stubing de l’émission (qui aurait pu s’appeler La philosophie s’amuse) embarque quotidiennement ses passagers pour une croisière dans une réflexion toujours aussi érudite et profonde que jouissive et enjouée.
Coulissesmédias : Entre études d’architecture puis littéraires et des séjours dans le monde anglophone, quel a été votre parcours ?
Adèle Van Reeth : J’ai passé un an en Nouvelle-Zélande, dans une famille d’accueil, lorsque j’étais lycéenne. Après mon bac, j’ai entamé des études d’architecture mais j’ai abandonné au bout de quelques mois car l’école dans laquelle j’étais inscrite à Strasbourg, était trop scientifique pour moi. Je voulais faire du cinéma mais mes parents m’avaientdit qu’ils m’aideraient financièrement si j’avais un DEUG en poche. Je me suis inscrite en classe prépa, malgré mon allergie aux dissertations, par manque d’imagination et par facilité, pour ensuite me lancer dans les études de cinéma… Finalement, j’ai fait trois années de prépa littéraire à Strasbourg pour préparer le concours de l’École Normale Supérieure que j’ai intégrée à Lyon. Ma première année à l’école ne m’a pas beaucoup plu, j’ai donc décidé de partir à l’étranger l’année suivante.
Mon compagnon de l’époque avait obtenu une bourse d’études pour partir à Chicago. J’y suis donc allée avec lui, en tant que visiting scholar, ce qui m’a permis de poursuivre mes études en même temps. L’approche de l’enseignement et de la recherche y était totalement différente : ça m’a vraiment réconciliée avec les études. J’ai découvert le philosophe Stanley Cavell, sur lequel j’ai travaillé, ainsi que Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson dont nous avons parlé ce matin. Liée à l’ENS par un contrat décennal, j’ai logiquement préparé l’agrégation, en bon petit soldat, à mon retour en France. C’était très intéressant mais je peux rétrospectivement affirmer que ces années d’études ne m’ont pas procuré la galvanisation et l’enthousiasme que j’ai aujourd’hui à faire des émissions sur France Culture.
Pendant les oraux, j’ai appris que l’émission Les Nouveaux Chemins de la Connaissance allait chercher un collaborateur. J’avais déjà effectué un stage de deux mois à France Culture en 2005. J’écoutais Les Matins de France Culture, animés par Nicolas Demorand. J’avais adoré cette expérience mais j’étais conscience du peu de chances que j’avais d’ensuite travailler à France Culture. Les places pour l’agrég étaient comptées (une trentaine pour environ trois mille candidats). J’ai dû prendre une décision avant d’avoir les résultats de l’agrég que je pouvais toujours retenter ; en revanche, la possibilité d’une autre offre de travailler à la radio était plus incertaine. J’ai donc dit oui à Raphaël Enthoven, contre son avis (car il m’a encouragée à obtenir l’agreg). Je ne l’ai pas eue et j’ai donc commencé à la radio sans savoir combien de temps j’allais rester et je suis toujours là ! Je n’ai jamais regretté un seul instant de ne pas l’avoir eue ; je n’ai même pas pensé à la retenter et j’ai démissionné de l’ENS (alors que je n’animais pas encore l’émission). Quand Raphaël Enthoven a arrêté, j’ai pris la relève. Je suis toujours à France Culture et ça me plaît toujours autant aujourd’hui, voire de plus en plus.
Coulissesmédias : Quand le démon de la philosophie vous a-t-il saisie ?
Adèle Van Reeth : Je ne saurais retracer mon désir de philosopher. Personne dans ma famille n’avait fait d’études de philosophie avant moi. J’ai une conception très créative et artistique de la philosophie. L’architecture, c’était parce que je voulais créer. Quand mon grand-frère était en Terminale, j’avais onze ans. Je regardais ses manuels de philosophie avec envie, sans savoir ce que c’était. Peut-être étais-je attirée par le goût de poser des questions ? Aujourd’hui, c’est moi qui en pose.
Coulissesmédias : Vous évoquiez votre désir de devenir comédienne ; il y a justement quelque chose de théâtral dans votre manière de placer votre voix et dans votre diction. Avez-vous tout de même fait un passage sur les planches ?
Adèle Van Reeth : Un peu en amateur, oui…
« J’ai besoin d’être l’auteur de ce que je dis. Je m’en suis rendu compte en faisant l’émission. »
Coulissesmédias : Retrouvez-vous derrière un micro ce qui vous attirait sur scène ?
Adèle Van Reeth : La grande différence (et elle est de taille !) est que je ne joue pas un autre rôle que le mien. C’est vraiment moi. Au sens où le « moi » a un sens. Ce n’est bien sûr pas le même moi que moi qui suis maman, amie etc. C’est moi qui écris mon texte donc c’est presque mieux. Être comédienne m’aurait frustrée car je crois au fond être davantage auteur que joueuse. J’ai besoin d’être l’auteur de ce que je dis. Je m’en suis rendu compte en faisant l’émission. Je suis à la fois metteur en scène et interprète. C’est formidable car cela englobe beaucoup d’aspects qui me plaisaient dans le jeu. Une forme de créativité que je ne soupçonnais pas. Ce qu’il y a de commun avec une représentation théâtrale, c’est le direct : on ne peut pas effacer ce que l’on donne, même si on peut le réécouter grâce au podcast. Il n’y a pas de filet. Tous les matins, c’est une prise de risque et tout est différent : sujet différent, manière différente… Ce doit être le moins répétitif possible. Je joue là-dessus. Ce matin, j’ai ouvert l’émission avec une chanson ; demain, ce sera peut-être avec un texte. Ou même rien… J’aime les changements de rythme : parfois rapide, d’autres fois plus lent. J’adore cette immense créativité de metteur en scène. Mon heure doit avoir un début, un milieu et une fin, avec un rythme et un ton. Même les émissions enregistrées se font dans les conditions du direct, en une heure. Je ne change jamais cet aspect du travail. Quand je commence une émission, je ne l’arrête plus avant son terme. Je ne pourrais même pas concevoir de m’arrêter. C’est comme une énergie ou un trajet en avion. On décolle puis on atterrit ; on ne peut pas s’arrêter en plein milieu. Donc il faut avoir suffisamment de carburant et ne pas s’ennuyer. Je propose la traversée d’un océan qui dure une heure. Il faut tout faire pour arriver à capter l’attention de l’auditeur, qui est toujours en train de faire autre chose. On n’écoute jamais religieusement une émission. Il m’incombe donc de trouver tous les moyens pour l’intéresser. Silences, rythme, musiques etc. contribuent à constituer un objet qui soit le plus palpitant possible. C’est en ce sens que cet exercice est très créatif. Ce matin, par exemple, le sujet était passionnant mais le rythme de l’invitée un peu lent, ce qui est frustrant pour moi car je n’ai pas pu maîtriser le rythme ; je ne pouvais pas en insuffler un différent. Certains thèmes s’y prêtent mais pas tous. Si ça l’était trop, ça m’ennuierait en tant qu’auditrice. C’est mon travail. J’aurais dû faire les choses un peu autrement. Il ne s’agit pas que le rythme soit vif ou entraînant mais l’écoute est très exigeante et très fragile : il faut vraiment la ménager. On est très vite distrait lorsqu’on écoute. Il faut arriver à tenir.
Coulissesmédias : Les auditeurs de France Culture sont sans doute particulièrement exigeants, plus que ceux de radios moins « sérieuses »…
Adèle Van Reeth : Oui, certainement. L’auditeur est probablement plus attentif dès le départ que s’il s’agit de musique, par exemple. Mais beaucoup de gens n’écoutent peut-être pas non plus mon émission de manière très attentive.
Coulissesmédias : Comment arrivez-vous à jongler avec votre invité, garder l’œil sur l’horloge, tenir le fil du débat et maîtriser l’aspect technique de l’émission ?
Adèle Van Reeth : Mon cerveau est entièrement divisé. Je me concentre sur ce que je sais, ce que j’ai digéré, ce qui doit être mobilisable, que je n’ai pas écrit et qui me vient directement. Il y a l’écoute de l’invité parce que je rebondis toujours sur son propos. Et il y a la communication avec l’équipe derrière la vitre. C’est une sorte de chorégraphie.
Coulissesmédias : N’y a-t-il pas une part d’anticipation, ne sachant pas ce que va dire votre invité ?
Adèle Van Reeth : D’anticipation peut-être mais surtout de grande préparation pour justement ne pas avoir à anticiper. Il serait facile de prévoir de lancer un texte, une chanson ou une archive à tel ou tel moment. Mais ce n’est pas ma conception de faire de la radio, c’est même l’inverse. Les choses se font sur le moment. C’est une prise de risque mais c’est surtout quelque chose qui doit épouser la spontanéité et l’immédiateté au maximum. Il faut que ce soit le plus vivant possible. C’est pour ça que je suis un peu frustrée quand les choses sont moins vivantes, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient rébarbatives pour autant. Vivant ne veut pas forcément dire rapide. Il s’agit plutôt d’être constamment sur le qui-vive et ça ne peut marcher que si tout est construit sur le moment. L’auditeur fait la différence entre une émission qui a été enregistrée, montée et découpée, dans laquelle il n’y a pas d’erreur de diction et où tout est parfait et où il a l’impression que quelqu’un lit une feuille, et une émission où la pensée se cherche, se reprend parfois etc. mais où il sait que quelque chose se passe. Et il y a surtout un enjeu.
Coulissesmédias : Effectivement, vous faites beaucoup de gestes derrière le micro…
Adèle Van Reeth : Oui, même en dehors, comme vous pouvez le voir ! C’est vrai, à la radio, on a tendance à accentuer les gestes. Je crois que beaucoup de gens le font. C’est l’intention qui doit passer dans la voix. On ne nous voit pas donc il faut communiquer cela. C’est aussi pour l’invité et lui transmettre ce qui est en train de se passer. C’est une forme d’empathie très forte. Je suis comme une éponge pendant l’émission. J’écoute son propos et suis attentive à sa manière de parler. J’essaye de capter les ondes (c’est le cas de le dire), le rythme, le ton, le contenu etc. pour tout construire en même temps et que ce soit le plus intéressant et vivant possible pour l’auditeur. C’est un travail de fou sinon je me contenterais de simplement poser des questions rédigées à l’avance.
Coulissesmédias : Quand on est derrière le poste, on perçoit une chaleur et une bienveillance de votre part envers vos interlocuteurs. Vous avez par exemple présenté une émission sur Public Sénat le 9 février 2018, où vous receviez Nicolas Sarkozy pour parler de littérature. Cette bienveillance et votre neutralité à son égard étaient manifestes (quelle que soit votre appréciation de vos invités)…
Adèle Van Reeth : Si je n’en faisais pas preuve, je ne pourrais pas faire ce métier. Je ne peux ni ne dois jamais juger les gens que je reçois. Sur Public Sénat, je reçois effectivement des personnalités politiques donc il peut y avoir un conflit avec mes idées personnelles mais je fais systématiquement la part des choses entre les gens et leurs idées. Ce n’est même pas un effort pour moi. Je n’ai jamais eu envie de rencontrer les gens que j’adore. Ça ne m’intéresse pas car je vais être déçue. Ce sont des gens comme moi, qui n’ont peut-être rien à dire… J’adore Marcel Proust, Michael Jackson et Barack Obama… Je serais contente de rencontrer Obama, ce serait réjouissant de pouvoir lui serrer la main et de lui dire quelques mots, mais après ? Je crois que c’est justement ce qui me permet de faire ce métier. Je n’ai pas cette admiration paralysante. Ce sont deux choses parfaitement distinctes à mes yeux. Pour revenir à l’exemple de Nicolas Sarkozy, je me suis juste dit que je recevais quelqu’un dont l’image n’est généralement pas celle de quelqu’un de cultivé et le défi m’intéressait. Le but de cette émission de Public Sénat est d’établir un lien entre les personnalités que je reçois et la littérature en général. Quand Nicolas Sarkozy a dit que le personnage principal de La Chartreuse de Parme n’est pas Fabrice, comme communément admis, mais le Comte Mosca, il proposait une thèse sur l’œuvre. Que l’on aime Nicolas Sarkozy ou pas, on ne s’ennuie pas au cours de cette émission. Je dirais la même chose de l’émission que j’ai faite avec Jean-Luc Mélenchon.Mon travail, c’est ça. Sans jugement. C’est ce qui me permet de recevoir tout un tas de gens très différents. Ceux que je n’aime pas sont ceux qui ne jouent pas le jeu et qui, en définitive, font une « anti-émission ». Ceux qui ne répondent pas ou ne sont pas contents…
« Ma responsabilité est de faire en sorte que,
même avec un mauvais invité, l’émission soit bonne. »
Coulissesmédias : Justement, avez-vous déjà eu des expériences de ce genre ; des gens angoissés ou stressés, par exemple ?
Adèle Van Reeth : Un mauvais invité est quelqu’un qui n’est pas généreux dans la parole. Ma responsabilité est de faire en sorte que, même avec un mauvais invité, l’émission soit bonne. Avec quelqu’un qui parle peu, qui ne développe pas ou qui n’est pas content d’être là, je dois redoubler d’énergie pour trouver le moyen de le faire réagir : en l’interrogeant moins ou davantage ; ou bien en prenant le relais du propos s’il n’explique rien, par exemple. C’est à moi de faire le travail. Cela peut être fatigant car je fais alors sa part du travail puisque je ne suis pas la spécialiste du sujet donné. Je m’adresse aux auditeurs que je ne peux pas laisser tout seuls. Mais ce genre d’incident est très rare.
Coulissesmédias : À l’inverse, avez-vous eu des problèmes d’un autre ordre, avec des invités trop écrasants ou à l’ego difficile à contenir ?
Adèle Van Reeth : Oui. Ça m’amuse d’ailleurs. Ceux-là, je sais les gérer. Il suffit de les titiller un peu, d’être dans la dérision et de surenchérir dans leur ego. Du coup, ça se retourne contre eux. Il m’est plus facile de gérer un ego écrasant qu’un ego avare ou que ça ennuie. Je peux faire des émissions avec n’importe qui sous réserve que la personne ait envie de venir. Je n’ai jamais forcé quiconque à venir. Mais si elle dit oui, il faut jouer le jeu. Il y a aussi le mépris mais j’ai peu été confrontée à ça. La plupart du temps, la magie de la radio opère : dans 99 % des cas, je reçois des invités bien élevés, qui ont des choses à dire, qui sont contents d’être là et l’émission se passe bien. C’est vraiment très rare que ça se passe mal.
Coulissesmédias : Comment préparez-vous vos sujets ?
Adèle Van Reeth : Nous sommes nombreux donc la préparation est collective. J’ai deux collaborateurs à temps plein, une stagiaire, une personne qui s’occupe de la programmation et attachée de production et des chargés de réalisation (qui cherchent les sons de l’émission). L’aspect collectif est vraiment important. Seule, je ne pourrais pas faire autant de choses. Les thèmes sont choisis en alternance : un portrait, un thème, un antique, un contemporain, un Français etc. Nous varions les sujets au maximum. L’idée est précisément de montrer que la philosophie n’est pas que chez les philosophes. On peut parler du cinéma, du quotidien, de beaucoup de choses… Les philosophes et d’autres ont écrit sur tout cela. À partir de ces thèmes, l’équipe et moi cherchons quatre angles différents puisque ce sont des séries de quatre émissions. Par exemple, concernant l’écologie cette semaine, le sujet d’aujourd’hui était l’origine de l’écologie ; il y aura ensuite l’écologie plus politique avec la démocratie, puis le catastrophisme et enfin la Nature comme sujet de droit. Ce sont quatre questions très différentes. Pour cela, nous nous efforçons de trouver les meilleurs interlocuteurs. Mes collaboratrices s’occupent de « préparer » deux émissions chacune : ce sont elles qui s’entretiennent avec l’invité au téléphone. J’essaye d’éviter de lui parler avant parce que les invités sont moins spontanés si je leur parle avant. Ils m’ont déjà dit les choses donc cela évite que, pendant l’émission, ils disent : « Comme je vous l’ai déjà dit… ». Je ne leur parle que très peu et seulement à leur arrivée, avant l’émission. J’ai envie de les découvrir au moment de l’émission. Cela participe de la spontanéité. C’est plus chaleureux et intéressant de nous découvrir mutuellement au fur et à mesure. Le travail des collaboratrices est de discuter avec eux avant afin de déterminer sur quoi insister au cours de l’émission. Ensuite, nous choisissons ensemble les textes qui jalonnent l’émission et qui sont lus par un comédien. Elles m’aident également à lire les livres car je ne peux pas tout lire. Rien que pour ce matin, il y en avait douze ! À partir des textes qu’elles m’ont sélectionnés, je fais mon travail personnel de lecture, de recherche d’information, de lien avec un autre texte, de prise de notes, de digestion du tout et de tout avoir en tête quand j’arrive en studio. Je vois où je vais, de quelles cartouches je dispose et je peux ainsi être complètement disponible pour l’invité.
Coulissesmédias : Que représentent pour vous France Culture et Radio-France plus généralement : leur portez-vous un attachement particulier puisque vous officiez sur d’autres médias ?
Adèle Van Reeth : Oui puisque c’est sur France Culture que j’ai commencé en 2008. J’y anime une émission que je ne pourrais pas animer ailleurs. C’est vraiment une exception totale. Même au sein de Radio-France. France Culture propose des émissions qui n’existent pas ailleurs en France, voire dans le monde. Les auditeurs étrangers nous disent qu’il n’y a pas d’équivalent ailleurs. C’est un îlot extrêmement précieux et les chiffres sans cesse croissants d’auditeurs révèlent une demande réelle et constante pour un type d’émission pas toujours liée à l’actualité, tout en s’adressant à l’auditeur contemporain. Ça brise l’image d’une France Culture poussiéreuse qui ne s’adresserait qu’à l’élite. Je vise à faire tout l’inverse. Ce que je dis doit être accessible au plus de monde possible. Je n’ai pas peur de l’assumer, au contraire ! Je ne fais aucune différence entre mes auditeurs. J’ai envie de rendre l’émission accessible à des auditeurs qui n’ont jamais fait de philosophie mais qui sont curieux. Une heure quotidienne de philosophie, ça n’existe pas ailleurs. À part, je crois, sur la BBC.
Coulissesmédias : Sur BBC Radio 4…
Adèle Van Reeth : Oui, je crois qu’il y a un équivalent [ndlr : In Our Time, présentée par le Baron Melvyn Bragg , plutôt présentée comme abordant « l’histoire des idées »], on m’en a déjà parlé mais je ne l’ai jamais écoutée. Les chiffres sont parlants : il y a une réelle demande et j’ai une liberté totale. Je choisis mes thèmes et mes invités, parfois en concertation avec la direction, comme cette semaine avec l’écologie et la tenue de la COP 24, par exemple. Vous vous rendez compte ? J’ai la liberté de faire quatre fois cinquante minutes sur La critique de la raison pratique d’Emmanuel Kant ! Qui d’autre permet cela ? En plus, ça fait un carton !
Coulissesmédias : N’est-ce pas vertigineux ?
Adèle Van Reeth : Si, mais je garde les deux pieds sur terre, j’en ai besoin pour continuer à travailler autant. Ça n’a pas de prix. Non seulement j’ai cette liberté mais en plus les auditeurs adorent ça ! Les thèmes qu’ils aiment le plus sont justement ces semaines consacrées à des pans compliqués ou mythologisés de la philosophie. Pas quand je parle d’Europe, de bande-dessinée ou de jeux vidéos, thèmes que j’adore au demeurant. C’est la philo classique qui marche le mieux. Seule France Culture me permet de le faire. C’est incomparable !
Coulissesmédias : Vous venez de mentionner les auditeurs, quel rapport entretenez-vous avec eux ?
Adèle Van Reeth : Je ne reçois pas tant de messages que ça, en fait… Bien sûr, j’ai des retours fréquents mais un rapport un peu différent s’est créé avec les réseaux sociaux notamment, puisque nous sommes sur Facebook, Twitter et Instagram ; les gens réagissent dessus. Il faut toujours garder en tête que les gens qui nous écrivent ne sont que très peu représentatifs. Ils ne sont qu’un faible pourcentage de ceux qui nous écoutent. On croit toujours que Twitter est représentatif de la société mais c’est faux ; ce n’en est qu’un infime pourcentage. Vraiment. Je ne le perds pas de vue parce que je tiens beaucoup à garder cette bienveillance. Je voudrais être la plus généreuse possible avec mes auditeurs. Je dois pouvoir m’adresser à chacun. Je ne présuppose rien à leur sujet. C’est la première chose que je dis à mes invités : « Ne présupposez rien ». Ne dites jamais : « Comme vous le savez très bien… ». Il faut présenter Emmanuel Kant, par exemple, rappeler les dates, les titres etc. Cela ne gênera pas ceux qui savent déjà de l’entendre à nouveau et ceux qui ne le savent pas seront bien contents qu’on les aide à s’intéresser à un sujet pour lequel ils ont déjà beaucoup de curiosité mais pour lequel ils seraient rapidement perdus sans cette aide. C’est plus que du respect. Je souhaite que l’auditeur sente que c’est à lui que je parle. Il est vraiment à côté de moi pendant l’émission. Ça peut être lui, elle, un jeune, un vieux, un travailleur, un étudiant, que sais-je… Je ne fais aucune différence. C’est l’anti-snobisme absolu, j’y tiens beaucoup.
Coulissesmédias : C’est très socratique…
Adèle Van Reeth : Je ne sais pas. Socrate refusait de considérer l’idée d’un poil dans le propos de Parménide sur le tout et le beau. C’est le snobisme de Socrate.
Coulissesmédias : C’est peut-être l’idée de Platon ?
Adèle Van Reeth : Je crois qu’il y a plus de snobisme que ce que l’on dit. Je ne crois pas faire des dialogues socratiques. Ce serait bien prétentieux de ma part. Socrate veut montrer et faire prendre conscience aux gens auxquels il parle (qui ne sont pas invités puisqu’il les aborde dans la rue et qui n’ont rien demandé) que ce qu’ils tiennent pour le vrai n’est pas si vrai. C’est fondamental mais ce n’est pas ce que j’essaye de faire. Il accomplit le travail essentiel d’ébranler les certitudes. Je n’essaye pas de montrer que les gens se trompent. La différence, c’est que je reçois quelqu’un pour parler d’un sujet. À certains moments, j’essaye de déconstruire les idées reçues…
Coulissesmédias : Dans le doute, on se situe davantage chez Montaigne…
Adèle Van Reeth : Oui, bien sûr. Je suis beaucoup plus proche de Montaigne.
Coulissesmédias : Le fait d’être une femme au poste que vous occupez a-t-il eu une incidence particulière (cela a peut-être une dimension réductrice, on ne poserait pas à un homme la question de savoir si le fait d’être un homme a changé quelque chose pour lui…) ?
Adèle Van Reeth : Je suis d’accord avec vous. Pour vous répondre, je n’ai pas été un homme avant donc je ne sais pas si ça a changé quelque chose. En tout cas, le fait d’être une femme ne m’a jamais empêchée de faire ce que je voulais faire. Ce n’est jamais quelque chose que l’on m’a reproché. On ne m’a jamais dit : « Tu ne peux pas parce que tu es une femme ». Je ne pense pas aux gens en me disant que j’ai affaire à un homme, à une femme, à un trans ou autre. Je ne mets pas mon genre en avant. Ensuite, en sortant du cadre de l’émission et en abordant la conception que j’ai de cette question-là, il est vrai que les femmes sont amenées à faire certaines expériences que les hommes ne font pas. Ces expériences-là ont été passées sous silence dans l’histoire de la philosophie parce qu’elle a été écrite entièrement par des hommes jusqu’à il y a très peu de temps. C’est sans doute un problème mais il s’agit moins, à mon sens, de militantisme que de constat. J’écris des textes philosophiques, parlant d’expériences que j’ai faites, comme la grossesse par exemple. Personne n’a écrit sur ce sujet-là. Or, c’est une véritable expérience qui change le rapport au monde. Pour moi, ça a vraiment changé les choses. Pourquoi n’est-ce pas le lieu d’une réflexion philosophique ? Le rapport à l’expérience, comme on en parlait ce matin avec Emerson et Thoreau, est très différent. Porter la vie en soi en est résolument une. Philosophiquement, c’est absolument passionnant. L’omission par la philosophie du fait de porter quelqu’un en soi est clairement une lacune. Ça change les idées et j’aurais beaucoup à dire sur ce sujet de ce point de vue-là. Si un jour les hommes peuvent porter la vie, ce sera un autre débat. Ce n’est pas non plus un sujet genré au sens où beaucoup de femmes ne tombent pas enceintes non plus. Elles ne sont pas moins femmes pour autant. C’est cette expérience-là qui m’intéresse, pas cette expérience-là en tant que femme.
« Je dois être à l’écoute de l’émission elle-même. »
Coulissesmédias : Vous mettez l’accent sur la spontanéité mais vous arrive-t-il de réécouter vos émissions ? Parce qu’on n’aime généralement pas s’entendre…
Adèle Van Reeth : Oui. Mais maintenant ça va mieux. Au début, c’était vraiment insupportable. À l’époque, je n’avais vraiment pas envie de m’entendre. C’était très violent. À présent, j’ai appris à m’écouter. Ça a pris longtemps. Peut-être qu’on s’habitue, comme on s’habitue à beaucoup de choses ? Je ne me réécoute pas pour entendre ma voix. Je ne l’ai jamais fait, même si on me l’a reproché car je n’effectue pas un travail de jeu sur la manière dont il faut parler, sur comment finir une phrase, dans une optique très pensée. J’ai acquis la diction dont il était question tout à l’heure. Ma voix est effectivement plus posée et plus grave qu’avant et je parle plus lentement… C’est parce que je me sens plus à l’aise derrière mon micro. La voix reflète beaucoup de choses : le stress, l’anxiété, la jeunesse (je n’avais pas trente ans quand j’ai débuté), l’inexpérience etc. Tout ça transparaît. Aujourd’hui, le studio est l’endroit où je me sens le mieux donc je suis contente et je laisse à ma voix, le temps de se poser. En revanche, quand je réécoute, je fais attention aux questions de rythme et d’enchaînements. Je réécoute lorsque j’ai un doute, pour voir comment quelque chose est passé. C’est par besoin de me rendre compte comment cette chose a été transmise. J’essaye d’analyser des moments précis de même que l’ensemble car je change chaque jour. On peut toujours s’améliorer. Je dois être à l’écoute de l’émission elle-même. Ce qui est parfois un peu fatigant.
Coulissesmédias : En tant qu’auditrice, avant même de savoir que vous alliez faire de la radio, aimiez-vous ce média et certaines voix vous ont-elles donné l’envie d’en faire ?
Adèle Van Reeth : J’étais une grande auditrice de radio quand j’étais toute petite. Vers six ou sept ans, j’avais demandé pour Noël un magnétophone pour m’enregistrer. Je n’y ai repensé que des années plus tard… Je voulais raconter des histoires que je lisais à voix haute. Mes parents m’ont offert un magnétophone avec transistor. Un Sony multicolore qui m’a permis de découvrir l’écoute de la radio. Notamment de Superloustic qui s’adressait aux enfants. J’écoutais des chansons, je participais aux jeux, j’appelais le standard pour donner des réponses… J’adorais cette radio qui a disparu depuis. C’était un vrai drame pour moi, j’ai même signé des pétitions pour la sauver !
Par ailleurs, j’ai toujours écouté beaucoup de musique donc, adolescente, j’ai écouté des stations musicales. Je me suis mise à écouter France Culture lorsque j’ai arrêté l’architecture, avant de rentrer en prépa. Mais je n’arrivais pas à accrocher ; il n’y avait pas assez de musique et les gens se prenaient trop au sérieux. Je n’aimais pas trop. Mais j’ai découvert la matinale de Nicolas Demorand. Son ton, son impertinence et sa vivacité me plaisaient. Il était là. Il me parlait. Sa voix m’a réveillée chaque matin pendant trois ans et cette découverte-là me plaisait énormément. Ce n’est pas la voix de Nicolas Demorand mais son ton et son travail. C’est pour ça qu’après avoir intégré l’ENS, j’ai demandé à faire un stage avec lui. J’aime la relation que la radio crée. On écoute la radio dans sa salle de bain, dans sa chambre au réveil, quand on est seul… Je trouve ça très intime. J’aime être de l’autre côté du poste, où je crée ce lien avec les auditeurs.
Coulissesmédias : Quel effet cela vous fait-il d’être d’un côté et de l’autre : vous avez interviewé quelqu’un ce matin et maintenant c’est vous qui êtes interviewée ?
Adèle Van Reeth : Je ne m’écoute pas en direct, bien sûr. Je ne m’écoute pas en prenant ma douche. La différence, c’est que je n’interroge pas mes invités sur eux mais sur leur pensée, voire souvent plutôt sur la pensée de quelqu’un qui est mort. C’est la première fois que l’on me pose cette question : je ne m’étais jamais dit que j’étais passée de l’autre côté du poste ! Peut-être que je n’avais jamais sacralisé la radio et la télé, où les gens sont inaccessibles, différents etc. Je me perçois toujours au même endroit. Je n’ai pas l’impression d’être passée de l’autre côté. Je fais ce que je fais poussée par mon désir, mon plaisir, mon intérêt et ma curiosité de le faire. Ce que je fais dans les émissions me nourrit comme mes études ont pu me nourrir. Ou comme quand je regarde un film. Je suis mon curseur et je sens bien si je suis au bon endroit ou non, tant que je suis fidèle à mes envies et à mon goût…
Coulissesmédias : Vous avez modifié le nom de l’émission…
Adèle Van Reeth : Les nouveaux chemins de la connaissance était un nom dur. Mon émission est vraiment une émission de philosophie. La philosophie a désormais droit de cité dans les médias; on peut dire que l’on est philosophe. Ce n’était pas du tout le cas il y a dix ans. Aujourd’hui, les philosophes sont invités au journal télévisé et interrogés dans les journaux. On reproche souvent aux philosophes d’être sur une autre planète. Mais on réalise que les philosophes sont des gens comme tout le monde, approchables. Leur image a vraiment changé, contrairement aux psychanalystes envers lesquels on est encore plus sévère. Le philosophe, accepte le postulat que l’on ne sait rien. Il n’y a pas de vérité tangible et il y a un fond d’incertitude permanent. Je suis absolument persuadée de l’absurdité de l’existence : nous n’avons pas demandé à venir au monde, le monde n’a pas pour vocation de nous faire plaisir et nous allons tous mourir. Nous essayons juste de nous accommoder de ça. Pour moi, c’est un fait donc la philosophie me va très bien car elle interroge et accorde de la valeur à cette vie qui, a priori, n’en a pourtant pas. Ne pas savoir est justement ce qui provoque mon goût et mon envie.
Propos recueillis par Alexandre Huillet-Raffi
(avec l’amicale participation de Grigory Arkhipov)
Photos : Matthieu Munoz pour Coulissesmédias.
Laisser un commentaire